Michèle Petit, anthropologue, ingénieure de recherches honoraire au CNRS

Résumé

Quand on évoque les enjeux de la lecture à voix haute, on met habituellement en avant ses aspects utiles et en particulier le fait que cette pratique serait un investissement pour la réussite scolaire. Il est, toutefois, une autre dimension dont on parle beaucoup moins alors qu’elle semble tout aussi fondamentale. Écouter des textes dans une langue littéraire, poétique, un peu chantante, donne aux enfants et aux adolescents la possibilité d’éprouver un bien-être, physique et psychique très particulier. De ressentir une harmonie avec le monde, une sensation d’appartenance, d’être à sa place, de trouver lieu. C’est comme s’ils s’accordaient, au sens musical du terme, avec ce qui les entoure. Simultanément, ce qui est ressenti, c’est également un certain accord avec le monde intérieur, quand, grâce au texte, ils comprennent que ce qui les hante, ce qui les inquiète ou les questionne est le lot de tous et qu’ils ne sont pas seuls. Aujourd’hui, dans beaucoup de familles de différents milieux, la transmission culturelle est bien vivante. Dans d’autres, en revanche, elle est mise à mal, en particulier dans l’exil d’un pays à l’autre. Beaucoup de jeunes se sentent « désaccordés », étrangers aux lieux où ils vivent. Le monde ne fait pas sens, il n’est pas pour eux.

A moins qu’ils ne rencontrent d’autres passeurs culturels qui sachent partager avec délicatesse des mots habitables.

Texte intégral

Quand on évoque les enjeux de la lecture à voix haute, on met habituellement en avant ses aspects « utiles » et en particulier le fait que cette pratique serait un investissement pour la réussite scolaire : elle serait propice à de meilleures performances dans l’acquisition de la langue, contribuerait à la qualité de la prononciation, à l’élargissement du répertoire lexical, à l’enrichissement de la syntaxe, à la capacité de s’exprimer, etc. Bref, à une adaptation des enfants aux exigences du monde scolaire, puis plus tard professionnel, ainsi qu’à l’exercice futur de la citoyenneté.

Des psychanalystes et psycholinguistes ont quant à eux fréquemment relevé que la lecture à voix haute dans la petite enfance donnait un accès précoce à la langue du récit, ce qui était là encore un atout pour le devenir scolaire, mais également pour la construction de l’autonomie des enfants.

Nous sommes également nombreux à avoir souligné que si aucune recette ne garantit qu’un enfant deviendra un lecteur, la lecture à voix haute reste l’une des voies royales d’accès au désir de lire (à quelques conditions).

 

Il est toutefois une autre dimension dont on parle beaucoup moins alors qu’elle semble tout aussi fondamentale. Écouter des textes dans une langue littéraire, poétique, un peu chantante, donne aux enfants et aux adolescents la possibilité d’éprouver un bien-être, physique et psychique, très particulier. De ressentir une harmonie avec le monde, une sensation d’appartenance, d’être à sa place, de trouver lieu. C’est comme s’ils s’accordaient, au sens musical du terme, avec ce qui les entoure. Cela excède la famille, les amis, et même les humains : c’est aussi le ciel, la mer, la montagne, la ville, les animaux, auxquels il se sentent alors reliés. Partie prenante d’un ensemble, d’un tout.

Simultanément, ce qui est ressenti, c’est également un certain accord avec le monde intérieur quand, grâce au texte, ils comprennent, non pas par le raisonnement, mais par une sorte de décryptage inconscient, que ce qui les hante, ce qui les inquiète ou les questionne est le lot de tous, et qu’ils ne sont pas seuls.

Longtemps, c’est dans les cultures orales que les adultes ont puisé des chansons, des comptines, des histoires, pour présenter le monde aux enfants de façon poétique, pour interposer entre ce monde et eux tout un tissu de mots, de légendes, de récits, qui le rendaient habitable. Pour qu’ils puissent aussi lier leur expérience singulière à des représentations culturelles, transformer les événements de leur vie en quelque chose qui ait un sens et une beauté qu’ils pourraient partager. Grâce à des chants, des ritournelles, des danses, des légendes ou des dictons, les enfants pouvaient construire du sens, figurer des émotions intenses ou des conflits, tout en s’inscrivant dans une continuité.

Aujourd’hui, dans beaucoup de familles de différents milieux, la transmission culturelle est bien vivante, même si ses modalités et ses contenus ont changé. Dans d’autres, en revanche, elle est mise à mal : en particulier, dans l’exil d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, beaucoup de gens ne peuvent pas redonner vie à leurs souvenirs. Et le langage ne sert plus qu’à la désignation immédiate et utilitaire des êtres et des choses, ou à donner des ordres, à demander. Le monde ne raconte plus d’histoires.

Ce qui est en jeu avec cette perte d’une langue narrative, proche du chanté, comportant une part fictionnelle, métaphorique, poétique, c’est une possibilité de se lier à ce qui nous entoure, y compris ce que nous appelons la nature, d’y trouver lieu. Beaucoup de jeunes se sentent « désaccordés », étrangers aux lieux où ils vivent. Et si leur sentiment d’être dissonants vient en grande partie de l’exclusion sociale qu’ils ressentent, elle tient peut-être aussi, pour une partie d’entre eux, à l’absence de ces autres mondes, parallèles, invisibles, qui rendent le monde réel plus désirable. Ce dont ils sont privés, c’est également d’un rapport « chantant » au monde. Le monde ne fait pas sens, il n’est pas pour eux.

À moins qu’ils ne rencontrent d’autres passeurs culturels qui sachent partager, avec délicatesse, des mots habitables.

 

Quand on lit des livres à des enfants, quand on leur montre des images dans des albums, on répond déjà à une nécessité anthropologique. Et aujourd’hui, il est plus que temps de rappeler que nous ne sommes pas seulement des variables économiques plus ou moins bien adaptées aux besoins du marché. Nous ne nous limitons pas non plus à nos rôles sociaux, pour fondamentaux qu’ils soient. Nous sommes aussi, nous sommes peut-être avant tout, des animaux poétiques, des animaux narratifs.

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