Jacqueline Maqueda, orthophoniste

Résumé

Lire un livre à quelqu’un, c’est vivre une aventure dans laquelle le contenu sémantique est intriqué à la personne qui lit autant qu’à celle qui écoute. Pour que lire une histoire à quelqu’un soit une expérience vivante et interactive, il faut une bouche et une oreille. Et il faut une voix qui fasse le lien entre les deux. Et c’est cette voix vive, chaude, qui, longtemps encore après l’histoire racontée à l’enfant, reste auprès de lui, comme un écho. Pour le bébé, les mots sont sculptés dans la matière sonore : le son précède le sens. Toutes les sensations qu’il perçoit (sonores, visuelles, tactiles, olfactives ou internes) ne prennent sens pour lui que dans la relation avec quelqu’un, la ou les personnes qui lui sont proches. Raconter et écouter, c’est jouer avec la réalité et s’ouvrir à l’imaginaire, au langage poétique et littéraire. Pour nous construire, nous avons besoin qu’on nous raconte des histoires, et en particulier notre propre histoire, afin que nous puissions nous raconter nous-mêmes en tant que sujet inscrit dans le collectif et dans le transgénérationnel. Le narrateur fait partager son plaisir, sa gourmandise des mots et « le gâteau de sa voix ». Comme l’a dit Doris Lessing lors de la réception du prix Nobel à Stockholm : « le conteur sera toujours là, car ce sont nos imaginaires qui nous modèlent, nous font vivre, nous créent, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont nos histoires, le conteur de nos histoires, qui nous recréent, quand nous sommes déchirés, meurtris et même détruits. C’est le conteur, le faiseur de rêves, le faiseur de mythes qui est notre phénix, ce que nous sommes au meilleur de nous-mêmes au plus fort de notre créativité. »

Texte intégral

Introduction

Bonjour à tous.

« L’aventure du livre commence par l’oreille » nous dit l’écrivain haïtien Denis Laferrière. Lire une histoire à quelqu’un. Oh oui, c’est toute une histoire, une histoire de relation, de communication, une alchimie de présence. Vous êtes là, vous m’écoutez. Moi, je vous vois, je vous regarde. Bon, c’est la première chose. Je vais vous raconter une histoire ou plutôt un extrait d’histoire,. De 3 manières différentes. Êtes vous prêts ?

Et cric, et crac et l’histoire sort du sac. (ou une petite clochette ?)

1ère version, en grommelot :

o gamé ké zava gwa you

ésé pé mo té va mi pitou

o gamé ké zava gwa bwa

ésé pé mo té mouss mi pitou

o gamé ké zava gwa do

ésé pé mo té gobé mi pitou

Bon, là c’est bien gentil, on a à peu près compris la dynamique, les affects, un 1er personnage surpris puis apeuré, le 2ème voulant séduire pour mieux le dominer et le détruire. Mais il n’y a pas les mots de la langue pour donner du sens. On pourrait dire qu’il y a trop de son, trop de corps, d’émotions et pas assez de sens.

2ème version : voix détimbrée, monocorde (cf le sketch de Montand/ Signoret)

– oh grand-mère que vous avez de grands yeux

– C’est pour mieux te voir mon enfant

– Oh grand mère que vous avez de grands bras

– C’est pour mieux t’embrasser mon enfant

– Oh grand mère que vous avez de grandes dents

– C’est pour mieux te manger mon enfant

Alors là, on a bien compris l’histoire, mais c’est tout lisse, les mots ne sont pas habités.. On s’ennuie. C’est bien articulé, bien compréhensible, mais la voix est monocorde, les mots ne sont pas assez éprouvés, ressentis…vivants. Il y a trop de sens, on pourrait dire trop de code mais pas assez de corps, de chair, de vibration.

3ème version : accordage corps et code, affect et langage.

– oh grand-mère que vous avez de grands yeux

– C’est pour mieux te voir mon enfant

– Oh grand mère que vous avez de grands bras

– C’est pour mieux t’embrasser mon enfant

– Oh grand mère que vous avez de grandes dents

– C’est pour mieux te manger mon enfant

Dans cette 3ème version, ça marche à peu près bien. Il y a adéquation entre le message, les mots de la langue et la façon de les dire. Du coup le récit devient vivant, habité et adressé à l’auditeur qui le reçoit.

Et cric et crac et l’histoire retourne dans le sac.

Pour que lire une histoire à quelqu’un soit une expérience vivante et interactive, il faut une bouche (celle du narrateur) et une oreille (celle du ou des écoutants. Et il faut une voix qui fasse le lien entre les 2. C’est exactement  d’ailleurs ce qui se passe entre le bébé et ses parents, cette boucle interactive, ce feed-back permanent entre le narrateur et l’écoutant. Donc une bouche, une oreille, une voix. Mais il faut aussi des regards, une présence psychique de chacun des protagonistes, au risque que les écoutants deviennent, au mieux des entendants, au pire, des sourds à ce qui se dit. (j’espère que cela ne nous arrivera pas !)

 La voix, entre corps et langage

Intéressons nous à cette voix parlée dans l’expérience de la lecture à haute voix comme il est dit dans le programme, cette voix qui est le support du récit, de l’histoire qui sera lue. La voix parlée est faite de 2 aspects sur lesquels elle prend appui :

  • d’abord tout ce qui lui donne de l’âme, de la vitalité, qui la rend singulière,( en dehors des caractéristiques physiques du son qui sont l’intensité, la hauteur , le timbre) il y a la manière de chacun : l’intonation, l’accentuation, les attaques, les pauses, la prononciation, les montées de fin de phrase pour maintenir l’attention… c’est à dire tout ce qui fait l’identité vocale de chaque individu et des styles de voix très identifiables. Tous ces aspects sont à ranger du côté du corps, de l’émotion (voir par exemple la voix des ours dans Boucle d’Or :
  • la mère : « tiens, tiens, tiens, quelqu’un a touché à mon bol »
  • le père : « tiens, tiens, tiens, quelqu’un a touché à mon bol »
  • le petit ours : oh regardez, quelqu’un a tout bu dans mon bol

(on pourrait parler de tout ce que véhicule mon interprétation « sexuée » des voix, mais ce sera pour une autre fois !)

  • – ensuite, le 2ème appui de la voix parlée est tout ce qui a rapport à la langue, la syntaxe, les mots, les phrases, la construction du récit.

Et c’est cette voix vive, chaude qui, longtemps encore après l’histoire racontée à l’enfant pour qu’il s’endorme, reste auprès de lui, comme un écho

« petit frère, petit frère, tu vas fermer les paupières, le son de ma voix reste auprès de toi » (extrait d’une chanson de Steve Waring)

 D’où vient le langage? De quoi les mots sont-ils faits

Faisons un détour du côté du bébé : pour lui, les mots qu’il entend sont sculptés dans la matière sonore, le son précède le sens. Comptines, berceuses, jeux de voix chantée, onomatopées, rythmes, rimes, assonances (répétition d’une même voyelle : buvons z’un coup ma serpette est perdue) et allitérations (répétition d’une même consonne «  pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? » (Racine Andromaque) appellent l’oreille à une écoute musicale et poétique, font plonger dans la matière sonore avant que le sens n’émerge .

Abracadabra, patatrac, patafara-pitifari, picoti-picota.boum badaboum

Mais on a tous des exemples de mots qui n’étaient qu’une suite de sons et qui n’ont pris sens que plus tard. En ce qui me concerne, je me souviens qu’ au moment du coucher, lorsque nous disions à notre grand-mère « dors bien » elle répondait toujours « fais-en de même. » Et bien je vous assure que dans mon esprit, ce faisan a gardé des plumes très longtemps !

Tous ces sons de la voix parlée ou chantée, ce bain sonore dans lequel le bébé est plongé qui vont lui permettre d’entrer dans le langage avec plus ou moins de bonheur. L’ouïe est intimement liée et couplée à la phonation L’oreille capte les sons (ou parfois les fuit) puis la bouche va les mâchouiller, les mastiquer. Parole, nourriture et souffle entretiennent des liens étroits, du fait de leur localisation imbriquée dans la même zone érogène orale. La bouche est un haut lieu d’expériences d’échange entre le dedans et le dehors, expériences essentielles pour la structuration de l’enfant en devenir.

L’enfant émet des cris, les parents les apaisent en réponse,  Plus tard il va reprendre par ses gazouillis, ses jeux articulatoires ; Ainsi s’installe la boucle interactive où chacun se nourrit de ce qu’exprime l’autre et renvoie la balle dans un dialogue tonique.

Toutes les sensations que l’enfant perçoit (sonores, visuelles, tactiles, olfactives ou internes) ne prennent sens pour lui que dans la relation avec quelqu’un, la ou les personnes qui lui sont proches.

 De même l’expérience de l’enfant avec ses premiers livres, je pense à l’imagier : l’adulte montre et nomme pour lui « tu vois là, c’est un éléphant » l’objet se met à exister pour l’enfant et devient un élément de son lexique, mais surtout l’objet se trouve lié à la personne qui l’a nommé pour lui. On pourrait même parler de l’objet livre lui-même qui est souvent mâchouillé aux angles, malmené, une façon de l’incorporer « le monde est une réalité  à sucer », disait Piaget.

Du son au mot

Le langage dérive au moins de 2 sources :

  • Le babillage expressif des premiers 6 mois, lié à la pulsion d’attachement, ( c’est ce qu’on retrouve dans ce qu’on nomme la fonction phatique du langage, ces petits mots pour être en contact, allo, )le « arreuh » riche en prosodie, en mélodie, en intonation chargée d’émotion, adressé à l’autre. Pendant ce premier semestre de vie, le bébé va se mettre à explorer sa bouche, sa langue, le fond de sa gorge, s’enchantant de ses bruits buccaux, de ses productions de bulles, des vibrations de ses lèvres, en relation avec ses proches qui lui répondent ou impulsent le jeu. Qui est la poule, qui est l’œuf dans ce dialogue de plaisir ? Toutes ces productions, ces jeux phonémiques et corporels sont sans doute la source originelle de tout l’imaginaire langagier de l’homme.
  • Le babillage syllabique qui lui fait suite, (6/8 mois) où la prosodie est moins riche au profit d’une exploration des sons du langage, sélectionnés dans la langue maternelle, qui va s’inscrire dans une chaîne parlée organisée par le code linguistique, la structure du futur langage. On voit apparaître des proto-mots les « voilà, apu ».

Et puis un jour, la connexion de l’intonation du mamama ou du papapa chantonné et mélodique du babillage expressif et le /mama/papa/bien articulé du babillage syllabique va provoquer un déferlement d’émotion et de fierté : il a dit « maman ou papa ! » Plus tard les mots du parler bébé, imprégnés de rimes, de répétitions et de rythme binaire vont s’organiser spontanément en double syllabe (dodo, pipi, caca, mimi…) que les adultes eux-mêmes, dans un mouvement de régression infantile, reprennent à leur compte avec les affectueuses « pépétte, poupoule, nénette » et autre « chouchoute » amoureuse.

On sait tous que les mots se construisent avec des sons, les phonèmes, les consonnes et voyelles, agencés, reliés, s’influençant les uns les autres , c’est ce qui fait de la langue parlée une matière transformable au fur et à mesure de l’évolution des us langagiers d’une même culture. Pour prononcer ces phonèmes, il faut bien sûr des organes phonateurs (larynx, cordes vocales), des  résonateurs qui vibrent et amplifient le son laryngé (la cavité buccale, le pharynx,), enfin des organes pour l’articulation (langue, lèvres, dents, voile du palais).

Mais chacun de ces phonèmes / voyelle ou consonne/ mobilise à sa matière notre« corps articulatoire » :

les voyelles, comme leur nom l’indique, sont faites de voix constante, le passage de l’air se fait libre pour dire /a, i, o/ etc il y a seulement une différence d’ouverture:par exemple /a/ est très ouvert, /i/ est très fermé.

– Pour les consonnes, c’est autre chose. Ce sont elles qui vont assurer l’organisation du discours, faire les scansions, les coupures.

 1) Certaines consonnes nécessitent une occlusion totale du passage de l’air, ce qui provoque une énorme pression sous-glottique.

On les appelle les occlusives ou les explosives. Pour les prononcer, on bloque l’air et hop, tout d’un coup, on explose, on expulse l’air retenu et on prononce les p/t/k et les b/d :g.

Pour dire p/b, on a aussi besoin de serrer les lèvres (occlusives quant au mode d’articulation et labiales quand au point d’articulation)

Pour t/d, c’est la pointe de la langue qui vient s’appuyer derrière les dents du haut. (occlusives, apico-dentales)

Pour les k/g, c’est la langue qui fait le gros dos et va taper l’arrière du palais. (occlusive, postérieures)

L’explosive a une vie tonitruante mais éphémère.

Écoutez (clochette ?):

ta Katie t’a quitté, ta Katie t’a quitté

t’es cocu , qu’attends-tu ?

 t’as qu’à , t’as qu’à t’cuiter et quitter ton quartier,

            ta tactique était toc.

Ôte ta toque et troque ton manteau tout crotté

et ta croûte au couteau qu’on t’a tant attaqué.. »

Vous avez entendu, dans cet extrait de chanson de Boby Lapointe, comme ça explose les p/t/k, c’est dur, ça pétarade

2) – d’autres consonnes nécessitent un rétrécissement, une constriction c’est  à dire une fermeture partielle mais non totale du passage de l’air.

On les appelle les sifflantes, les constrictives ou fricatives. La réduction du passage de l’air permet d’en réguler le flux. Ainsi il est possible de tenir longtemps, jusqu’à épuisement de la réserve pulmonaire, les f/s :ch, v/z :j. C’est par exemple la voix du serpent Kaa dans le livre de la Jungle , qui accentue par les consonnes sifflantes, l’effet hypnotique :

  • « aie confianssss crois zz’en moi
  • que je puisssse veiller sssur toi
  • le ssssilenccce te berccce

Là vous avez entendu comme ça siffle, ça s’insinue, ça se faufile

3) Les sons doux : les occlusives nasales m,n,gn méritent une place particulière. La mobilité du voile du palais qui se baisse laisse ici le passage de l’air par le nez. On trouve le /m : en bonne place dans presque toutes les langues du monde dans les mots désignant maman, miam-miam, manger, mamelle. Rien d’étonnant quand on pense que pour la prononcer, il n’y a qu’à relâcher tranquillement le voile du palais pour libérer le passage nasal de l’air et fermer les lèvres comme pour téter ou chantonner, activités que cumulent  parfois les bébés exprimant ainsi leur bien-être A ces nasales on peut ajouter le /l : et les sons mouillés comme ill, ouill, aill pour se constituer un stock de sons doux.

Écoutez :

  • un nounours tout mignon nommé Nono amena au marché sa monnaie, afin de remédier à sa faim de Gnafron. Devant l’auberge, il aperçoit le menu : filet d’agneau mijoté aux nouilles sur choux mouillés d’aïoli ; bananes et mûres au miel, baignées de mousse de noix muscade. Humant le fumet de ces mets magnifiques, il se mouille les babines « miam-miam, murmure-t-il, ce n’est pas de la gnognotte !

Vous avez entendu comme la teneur douce des sons choisis vient influencer le thème du plaisir de la nourriture.

4)Le son /r/ est un drôle d’oiseau. Guttural, vibratoire, raclé du fond de gorge il s’est beaucoup édulcoré, même si dans certains régions de France le R reste encore très accentué (dans le Périgord ou la Saône et Loire), dans les anciennes chansons.

Ainsi est faite la matière des mots, leur corporéité, explosive, retenue, fluide et écoulée, rocailleuse, rugueuse, caressante, douce, laiteuse, sucrée, poivrée..

Écoutez :

«  …Dans son jardin de mots, Eulalie se mit à cultiver toutes sortes de semences aux saveurs multiples : espèces enfantines miam-miam, coucou, pipi, caca, tamtam, papa ; espèces sucrées et douces : miel, vanille, mignonne, Pétronille, libellule et groseille; espèces salées, à croquer : crunch-crunch, cracotte et croquignolet ; espèces rocailleuses et explosives : cacatoès, salamalec, décrépitude pithécanthrope ; espèces exotiques : Zanzibar, Zimbabwe, Bora-Bora zizanie ; espèces secrètes : chuchoter susurrer chinchilla… »

 Du mot à la narration

Le langage n’est pas seulement un véhicule utilitaire d’information. Il doit ouvrir à la langue du récit, permettre de s’exprimer, mettre des mots sur ses émotions, développer ses représentations mentales du monde réel, à l’aide aussi des métaphores, de la poésie. Il est aussi bien sûr ce formidable outil de communication.

Écoutez

Imaginons une pomme verte sur une table

  • version minimaliste, genre flash-info :

  Hier, j’ai vu qu’il y avait une pomme verte sur la table

2 ) version romantique et quelque peu fantasque :

Comme elle rentrait chez elle, Eulalie aperçut, posée nonchalamment sur le petit guéridon du salon, une sorte de grosse grenouille verte surmontée d’une drôle de plume. D’un geste quelque peu méfiant, elle s’en approcha. « Que je peux être bête ! », se dit-elle et saisissant la belle pomme verte, elle y mordit à pleines dents.

Du mot dit au mot lu

Le langage écrit est bien sûr intimement lié au langage oral. Et la lecture, comme la parole entretient du moins dans le langage métaphorique, des liens avec la nutrition ; on peut dévorer, avaler, engloutir d’une seule traite un livre., qu’il soit épais, mince, digeste ou non. Lecture pour s’instruire et pour être savant (cette lecture-là est très encouragée !), lecture pour le plaisir de l’évasion dans l’imaginaire. Quel que soit son mode privilégié de lecture, ne faut-il pas que le lecteur ait vécu en préalable la précieuse expérience de l’écoute de la lecture à haute voix, faite pour lui, et le plaisir d’une émotion partagée avec le narrateur.

Lire un livre à quelqu’un, c’est vivre une aventure ensemble dans laquelle le contenu sémantique est intriqué à la personne qui lit autant qu’à la personne qui écoute. Les livres ne sont vivants qu’à condition d’être lus. Ex de Pierre-Jakez Hélias dans son récit autobiographique Le Cheval d’orgueil décrit la relation fabuleuse que son grand père, qui était conteur, entretenait avec lui :

« ce qui me plaisait avec mon grand père, c’est que les mots dans sa bouche jouent à saute-mouton, se cognaient comme des billes et il y en avait toujours quelques uns qui faisaient le même bruit à intervalle régulier »

Raconter:

Pour nous construire, nous avons besoin qu’on nous raconte des histoires, et en particulier notre propre histoire, afin que nous puissions nous raconter nous-mêmes en tant que sujet inscrit dans le collectif et dans le transgénérationnel (petite exemple personnel, mes petits enfants veulent toujours regarder leur album photo , ils ont chacun le leur je vais regarder mon cahier)

Allez, grand-mère, raconte nous encore « la poupoune et le gramgroum ».

Ah non, pas encore cette histoire, vous la connaissez par cœur.

Et oui, c’est bien ça qui est en jeu. Le familier, l’histoire qu’on aime. Le plaisir de la répétition est un puissant agent de la mémoire, il nous installe dans le familier, un peu comme le refrain d’un chanson.( pensez à la phrase rituelle du loup dans «  les 3 petits cochons » :

je vais frapper et la maison va s’effondrer,

je vais souffler et la maison va s’envoler 

En ce sens, il est important de rester fidèle au texte écrit, c’est une manière de respecter l’auteur mais aussi c’est favoriser le plaisir de la répétition, garant de la permanence (du texte et de soi-même). Mais la répétition est indissociable du changement, qui apporte de l’inconnu, éveille la curiosité stimule l’envie de connaître.(ce qui suppose de se sentir suffisamment en sécurité, bien sûr). L’inconnu, ce sont les mots nouveaux, savants, étranges (les tyrannosaurus rex, les ptérodactyles), les mots d’un autre temps dans les contes (la chevillette cherra, filer la quenouille, ce sera bientôt « cabine téléphonique ! »). Ce sont aussi parfois les tournures avec imparfait du subjonctif dont je raffolais.

Ecoutez « La complainte amoureuse » d’Alphonse Allais

            Oui, dès l’instant que je vous vis

            Beauté féroce, vous me plûtes

De l’amour qu’en vos yeux je pris

Sur le champ vous vous aperçûtes.

Ah ! fallait-il que je vous visse

Fallait-il que vous me plussiez,

Qu’ingénument je vous le disse,

Qu’avec orgueil vous vous tussiez !

Fallait-il que je vous aimasse

Que vous me désespérassiez.

Et qu’en vain je m’opiniâtrasse

Et que je vous idolâtrasse,

Pour que vous m’assassinassiez !

Raconter et écouter, c’est jouer avec la réalité et s’ouvrir à l’imaginaire, au langage poétique et littéraire, aux métaphores. Le narrateur fait partager son plaisir ,sa gourmandise des mots et le gâteau de sa voix !

Écoutez,

Elle se faisait toute une construction des nourritures terrestres qu’elle accommodait à la sauce imaginaire : elle se régalait à l’avance, le nez au dessus de la casserole, impatiente de mettre son grain de sel, s’embarquait dans des horizons sucrés et moelleux sitôt qu’elle entendant parler de poisson en papillote ou de chaussons aux pommes. Elle anticipait carnaval avec les fruits déguisés, son cœur s’attendrissait à l’évocation d’un filet mignon, l’envie de gambader la prenait avec le sauté de veau, un frémissement inquiet la traversait devant des légumes à l’étouffée. Et oser parler de cervelle de Canut tenait pour elle du sadisme anthropophage le plus absolu.

Un petit mot sur réalité et imaginaire :

J’ai travaillé notamment avec des enfants pour qui la frontière entre réalité et imaginaire n’existait pas ou encore de façon très fragile. Il me fallait du coup, trouver des manières de construire ou consolider cette frontière. Un petit truc pour bien différencier réalité et fiction, j’avais un rituel pour entrer dans l’histoire (donc dans l’imaginaire ) je disais « et cric » et l’auditeur me répondait « et crac » et l’histoire sort du sac et pour en sortir pour revenir à la réalité «  et cric et crac et l’histoire retourne dans le sac.

Un petit mot aussi à propos de la lecture vivante et habitée. Dramatiser, théâtraliser la lecture en s’aidant de mimiques, de postures, ajoutés aux jeux de voix , ce « faire semblant » doit pouvoir indiquer par des sortes d’affects –signaux, le double aspect de l’activité du jeu de lecture : une motion d’adhésion à l’illusion, à l’imaginaire et en même temps laisser apparaître quelque chose de la motion critique, du démenti, qui dit le caractère fictif de l’histoire. Prenons l’exemple des « 3 petits cochons » . Il ne s’agit pas de jouer complètement la terreur des cochons ou la violence du loup, au risque de ne provoquer que de l’effroi, quand les digues entre imaginaire et réalité sont encore fragiles et risquent de se rompre au moment de l’effraction du loup dans la maison.

 Le choix des lectures

Je n’ai pas le temps de vous parler du contenu et du choix des lectures: Juste un mot pour vous dire qu’avec la lecture, on apprend à apprivoiser ses peurs notamment avec les contes,  à être éclairer sur ses doutes, à dépasser les angoisses du monde environnant, à relativiser tensions, conflits, rivalité, métaboliser ses éléments bruts (haine, colère,) , à se moquer aussi du monde des adultes,

Conclusion

En guise de conclusion, j’ai trouvé un extrait du discours de Doris Lessing écrivaine britannique lors du discours qu’elle a adressé à Stockholm pour la réception de son prix Nobel en 2007 : « Le conteur sera toujours là, car ce sont nos imaginaires qui nous modèlent, nous font vivre, nous créent, pour le meilleur et pour le pire. Ce sont nos histoires, le conteur de nos histoires, qui nous récréent, qui nous recréent, quand nous sommes déchirés, meurtris et même détruits. C’est le conteur, le faiseur de rêves, le faiseur de mythes qui est notre phénix, ce que nous sommes au meilleur de nous mêmes au plus fort de notre créativité. »

 Et un petit poème, pour se quitter Paul Éluard (Recueil Le Phénix)

Si je te parle c’est pour mieux t’entendre
Si je t’entends je suis sûr de comprendre

Si tu souris c’est pour mieux m’envahir
Si tu souris je vois le monde entier

Si je t’étreins c’est pour me continuer
Si nous vivons tout sera à plaisir

Si je te quitte nous nous souviendrons
Et nous quittant nous nous retrouverons.

Oui, nous nous retrouverons, je l’espère, dans le plaisir du langage partagé

Je vous remercie.

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